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« Tu me fais de la peine » - Extrait de \"Se guérir de la sottise\" de Lucien Auger.

Considérez la suite des pensées et expressions suivantes : « Tu me fais de la peine... Tu me mets en colère... Tu me rends anxieux... Quelle grande joie tu m'as donnée... Elle me culpabilise... Tu me rends nerveux... Il m'impressionne... II me valorise... Ma femme me déprime... Ma fille m’attriste... »


Pensez-vous qu'une seule de ces expressions soit juste, exacte et réaliste ? Détrompez-vous : il s'agit d'une suite de sottises toutes aussi fausses les unes que les autres.


Comme je l'ai expliqué ailleurs, les êtres humains sont les créateurs uniques et exclusifs des émotions qu'ils ressentent. Nul ne cause d'émotions aux autres ni ne peut en recevoir de leur part. Sur ce plan, nous sommes entièrement cloisonnés et séparés les uns des autres, chacun de nous enfermé dans sa cage de verre, d'où il peut voir, entendre, sentir, observer les comportements des locataires des autres cages de verre qui l'entourent, sans que ceux-ci puissent d’aucune manière causer chez lui la moindre émotion positive ou négative et sans que lui puisse faire de même pour eux.


Tu m’as fait de la peine, tu m'as rendu triste ? Non, mais quand tu m'as dit que j’étais bête et laid, j'ai commencé à me dire que c'était bien dommage que tu aies de moi une si piètre opinion, et alors c'est par cette idée, cette conception que je me suis moi-même rendu triste. Tu m'as donné l'occasion, j'ai fourni la cause. La conjonction de l'occasion et de la cause a produit en moi la tristesse, mais s’il est vrai de dire que si tu ne m'avais pas fourni l’occasion, je n’en aurais pas profité pour m’attrister, il ne l'est pas moins de constater que même si tu me fournis de nombreuses occasions, je ne suis jamais forcé de contribuer à la cause et qu'il n'est donc pas inévitable que je me rende triste quand tu me rejettes ou m’insultes. L’occasion n’amène pas la cause. Après tout, un siège n’est qu’une occasion de s'asseoir, jamais une cause. Je m’assois sur la chaise ; ce n’est pas la chaise qui me fait asseoir, ce que je peux facilement prouver en demeurant debout jusqu'à l'écroulement au milieu d'un stade pourvu de milliers de sièges.


Tu me mets en colère ? Non pas. Mais quand tu as refusé de me parler, j’ai pensé que tu devrais le faire, puisque je le voulais et que tu le pouvais, et c'est cette pensée qui a causé ma colère à l'occasion de ton mutisme.


Tu me rends anxieux ? Mais non. Mais quand tu m’as annoncé que tu sortais avec des amis ce soir, j’ai pensé que je courais un grand danger, celui que tu rencontres un être plus séduisant que moi, et que je ne pouvais rien faire pour te retenir, et c'est cette pensée qui m'a rendu anxieux à l'occasion de ton départ.


Quelle grande joie tu m'as donnée ! Pas du tout. Mais quand tu m'as annoncé que tu m'aimais, j'ai pensé que cela était merveilleux pour moi, que de nombreux bienfaits découleraient pour moi de cet amour, et c'est cette pensée qui a causé en moi la joie à l’occasion de ta déclaration.


Elle me culpabilise ? Il n’en est rien. Mais quand elle me dit que je ne l'aime plus, que je l'abandonne, que je ne vais jamais la voir, je me mets à me dire qu'elle a raison, que je devrais la traiter autrement, que je suis un mari ou un fils indigne, et ce sont ces idées qui font naître en moi la culpabilité à l'occasion de ses reproches.


Tu me rends nerveux. Ah! non. Mais quand je te vois t’agiter, je me dis : « Va-t-elle en finir ? C’est intolérable. C’est insupportable. » Et ce sont ces pensées qui causent en moi l'énervement à l'occasion de ta propre agitation.


Il m'infériorise ? En rien. Mais quand il parle sur un ton impérieux, distribuant des ordres de façon cassante et péremptoire, je me raconte que je ne suis qu'un minable à côté de sa seigneurie, un ver de terre à côté de son éminence, et ce sont ces idées qui causent, à elles seules, mon sentiment d'infériorité à l'occasion de sa parade. !


Il me valorise ? Bêtise! Mais quand il me dit que je suis beau et gentil, qu’il me fait confiance et croit à mon étoile, je me dis qu’il a bien raison, que je ne suis pas un rien du tout puisqu'il m’estime, que j'en vaux bien d'autres, et ce sont ces pensées et autres insanités de même poil qui causent en moi les sentiments de supériorité que je ressens.


Ma femme me déprime ? Billevesée. Mais quand elle m'a dit qu’elle me préférait Gaston, que je n'étais qu’un misérable abruti, je me suis dit qu'elle avait bien raison et que tout le monde respirerait plus à l'aise si je débarrassais la planète de mon importune présence et c'est cette pensée qui a causé en moi la dépression à l'occasion de son rejet.


Voilà comment les choses se passent en fait. Ce ne sont pas les événements, l'action des autres, leurs dires, leurs opinions ou quoi que ce soit d'autre qui peut créer en nous des émotions, mais uniquement nos propres conceptions, idées, croyances, conclusions plus ou moins erronées à l'occasion de ces événements. Épictète le disait déjà il y a vingt siècles. On ne l'a guère compris et encore moins suivi. Et pourtant, quelle sensationnelle découverte! Nul d'entre nous n’est le jouet émotif du monde extérieur ou des autres et il est possible pour chacun d’apprendre à contrôler ses émotions, c'est-à-dire à s’en ménager le plus grand nombre possible d’agréables et le plus petit nombre de désagréables s’il veut bien se mettre au travail qui consiste à scruter ses propres idées et croyances et à expulser graduellement de son esprit celles d'entre elles qui entrent en contradiction avec la réalité et ne font que gâter la sérénité de sa vie émotive.


Il est superflu de craindre que les autres puissent vous attrister, vous rendre anxieux, en colère, déprimé, coupable. Ils ne le peuvent pas et vous ne pouvez causer vous-même ces effets émotifs chez eux. Ne voilà-t-il pas la base d'une authentique sécurité émotive, basée sur le réel le plus élémentaire, tout à l'opposé de la craintive appréhension qui habite tant d'entre nous devant le prétendu pouvoir des autres à nous causer des tracas émotifs ? Encore faut-il pour y parvenir remettre en question bien des préjugés sans fondements, expulser bien des idées toutes faites, détruire bien des conceptions fausses, extirper de son esprit bien des notions absurdes. Mais le jeu en vaut la chandelle, car c'est de ces démarches que dépendent le bonheur ou le malheur émotif de chacun de nous.

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